Il faut aller chercher Richard Laurance tout au bout de l’île, isolé mais souriant dans sa magnifique boutique. Installé ici depuis 2006, il possède aujourd’hui entre 450 et 500 ruches. Son miel de printemps, le “Vert paradis” est une pépite, aux saveurs de réglisse, voire de café au lait, évoquant les arbres fruitiers, les ombellifères, les asphodèles ou les aubépines qui fleurissent alors. Vient ensuite le miel d’été, le “Cœur de soleil”, puis, en septembre, le miel de bruyère, “l’Isola Bella”.
Observateur de l’évolution de l’apiculture, Richard nous a raconté son travail et sa vision du secteur. Une parole forte que nous relatons ici dans son intégralité.
Au bout de 16 ans d’apiculture, l’optimisme, en matière d’écologie, je ne l’ai plus depuis longtemps.
Il fut un temps où le miel…
“A partir du moment où vous avez des abeilles et des fleurs, vous avez du miel. Fut un temps (c’est très loin, les gens ne s’en souviennent pas), où le miel débordait ! Il y en avait partout. Le miel valait même moins cher que le sucre.
Les apiculteurs étaient alors dans la même situation que les producteurs de lait aujourd’hui, c’est-à-dire qu’ils avaient trop de miel qui ne valait rien. Ils étaient poussés à la surproduction. Ils cherchaient donc des abeilles à miel capables de produire un maximum. C’était avant les années 1980. A l’époque, sur le tournesol, par exemple, il existait, en Vendée, le “Club des 100”, c’est-à-dire le club des 100 kg. En l’espace de 15 jours, ils produisaient plus de 100 kilos de miel avec une seule ruche.
Puis, il y eut deux phénomènes. Le premier fut l’arrivée, dans les années 1980, d’un parasite appelé le Varroa, provenant d’Asie. Les abeilles locales n’étaient pas du tout adaptées à ce parasite. Ça a mis une première claque. Mais comme les ruches étaient fortes, grâce au miel qu’elles consommaient, elles arrivaient quand même à gérer.
L’effet fut très simple : en l’espace de 20 ans, la production de miel française a été divisée par trois, voire plus. Le nombre de ruches s’est totalement effondré. Ce fut très brutal.
L’arrivée des néonicotinoïdes
Le gros basculement arriva dans les années 1990, lorsque les néonicotinoïdes arrivèrent, les fameux pesticides. Là, ce fut fini. L’effet fut très simple : en l’espace de 20 ans, la production de miel française a été divisée par trois, voire plus. Le nombre de ruches s’est totalement effondré. Ce fut très brutal.
Dès la fin des années 1960 et 1970, il y eut des alertes sur les effets nocifs de ces produits. Depuis un demi-siècle maintenant, on sait qu’ils détruisent la biodiversité. On le savait. Les intérêts financiers ont fait pression pour que leur utilisation se poursuive.
A Belle-Île, c’est de pire en pire. L’usage des pesticides sur l’île est en augmentation. De façon générale, l’usage des pesticides en France est en progression. Dans les années 2008 a été lancé par le gouvernement le plan Ecophyto. Il se donnait comme objectif de réduire de moitié les pesticides en France en 10 ans. Conclusion, 10 ans plus tard : non seulement ils n’ont pas réduit de moitié, mais ils ont augmenté de 20%. C’est plus qu’un échec, c’est l’exact contraire¹. Je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe.
Il y a un biais de représentation…
Je pense qu’il y a un biais de représentation, en tout cas sur Belle-Île. Tous les ans, j’ai des gens qui viennent et qui me disent :
“- Et la maladie des abeilles ?”
Je leur demande : “– Quelle maladie ?
– Ah, le frelon asiatique !”
Je leur réponds : “- Mais non, les abeilles ne meurent pas de ça.
– Ah bon, mais alors de quoi ?
– Ben, des pesticides.
– Ah bon, mais il y a encore des pesticides ?! C’est encore autorisé ?”
Ou alors : “Mais à Belle-Île, quand même, c’est interdit, tout est bio ?”
Je leur dis : “Mais non !”
Beaucoup de gens viennent, se disent que c’est un endroit merveilleux, un lieu protégé, donc tout va bien. Ils ne se rendent pas compte. Ils ne voient pas l’agriculture. Sont-ils dans un déni ? Après, nous avons tous des contradictions, je ne suis pas là pour faire la morale. Mais cette problématique de paysage, elle est très frappante.
La tendance vers le raisonné, elle existe, mais elle ne concerne que des projets de petites surfaces : des maraîchages, de petits élevages, etc. On demeure sur de petites surfaces en termes d’hectares. La surface agricole (SAU) de Belle-Île est de 2800 hectares. Ce sont des gouttes d’eau. L’essentiel de la production agricole restante, c’est de la production laitière intensive. Autrefois, il n’y avait pas de maïs. Mais aujourd’hui, on touche des sous en faisant du maïs. De toute façon, ils mettent tellement d’engrais qu’ils pourraient cracher dans le désert que ça ferait du maïs. En avril, il faut voir les tracteurs arriver avec des immenses remorques au port. Sur le continent, c’est pire.
Ils mettent tellement d’engrais qu’ils pourraient cracher dans le désert que ça ferait du maïs
Les abeilles sont un indicateurs de biodiversité assez implacable
Dans les faits, c’est très simple : les abeilles sont un indicateur de biodiversité assez implacable. Quand je suis arrivé en 2005, les pertes étaient de l’ordre de 15% par an. 15% des ruches mourraient tous les ans. Ce qui était largement inférieur à mes collègues du continent et ce qui était presque normal (à l’état naturel, on perd 5 à 10% de ses ruches). Aujourd’hui, je perds le tiers de mes ruches tous les ans. Pas loin de 150 ruches chaque année.
La cause de la mortalité est ce qu’on appelle les “ruches bourdonneuses”. Soit la reine meurt, soit la reine se met à pondre des œufs stériles. Les œufs non fécondés donnent des mâles. Or, les mâles ne butinent pas. La ruche périclite. Même si on a besoin des bourdons, qui permettent de garder la ruche à température et dont on se rend compte aujourd’hui qu’ils ont un rôle plus important que l’on ne croyait. Mais ils consomment sans produire de miel. Donc, une ruche où il n’y a plus que des bourdons, elle meurt. Cette mort est liée aux problèmes d’infertilité. Cette infertilité, c’est l’un des effets premiers de ces fameux pesticides. C’est de la mort lente.
Les abeilles sont un indicateur de biodiversité assez implacable
Il y a beaucoup de déni
Là où l’on peut modérer l’effet des pesticides sur l’île, c’est qu’on fait du miel de fleurs sauvages. On n’a pas de production mellifère de type agricole (colza, tournesol, lavande). Mais le problème, c’est que le maïs et le blé, qui sont traités, peuvent intéresser les abeilles pour le pollen. 1er problème.
Et le 2ème problème, qui est le plus grave, c’est que, quand quelqu’un traite son maïs, ses pesticides vont dans la terre. Si, l’année d’après, il décide de faire une jachère, il va mettre, par exemple, de la moutarde. Ces fleurs sont alors visitées par les abeilles. Et comme il y avait des pesticides dans la terre (depuis des dizaines d’années !), les fleurs en sont porteuses. En outre, les agriculteurs, une fois qu’ils ont fait leurs fleurs sauvages et qu’ils touchent leurs primes, pour ne pas perdre de temps, ils balancent du glyphosate sur ces champs. Même si les trucs sont en fleurs et que les abeilles sont dessus.
Il y a beaucoup de déni. La Mutuelle Sociale Agricole avait par exemple mis en place un numéro vert sur les maladies, pour les gens atteint de cancers, entre autres… Mais il ne faut pas en parler. Si quelqu’un commence à en parler, il est ostracisé par les autres. Il ne faut pas en parler. Il y a un déni très fort.
Après, si vous me parlez de l’attachement des agriculteurs à leur terre… Les gens qui sont nés ici, souvent, pour eux, Belle-Île, ce n’est pas un truc exceptionnel. Ils ne se disent pas qu’ils ont une terre merveilleuse. Ils ne connaissent que ça. Donc, pour eux, c’est la norme. Il y a environ 40 ou 50 agriculteurs à Belle-Île. Les dégâts sont principalement causés par 4 ou 5 fermes.
La majeure partie des cultures occupe ce que l’on appelle “le plateau” de Belle-Île. Il y a un vrai problème, car toute la bande littorale est abandonnée. Les agriculteurs ont un rôle important à jouer – et c’est aussi la raison pour laquelle la problématique est très compliquée pour les pouvoirs publics, qui sont obligés de maintenir le tissu agricole : car, s’il n’y a plus de prairie, il n’y a plus que de l’ajonc et de l’épine noire. Cela ferme le paysage, empêche certaines espèces de se promener et c’est un gros risque pour les incendies. L’autre aspect, c’est que le milieu de l’agriculture et des chasseurs pèse très fortement électoralement.
Les aides aux apiculteurs
Au niveau de la PAC (Politique Agricole Commune), que ce soit l’agriculture biologique ou les apiculteurs, on touche très peu de subventions. Actuellement, le principal levier, c’est ce que l’on appelle les MAE, les Mesures Agro-environnementales (maintenant MAEC, Mesures Agro-environnementales et climatiques). Tous les ans, on se bat pour leur maintien.
Quand les apiculteurs ont commencé à se plaindre de la mortalité de leurs ruches, l’État a inventé une prime : une MAE biodiversité pollinisation. On touche donc des aides pour certains ruchers, dans certaines zones en France (ce n’est pas partout, c’est uniquement dans les zones reconnues d’intérêt pour la biodiversité). Cette aide est fréquemment remise en cause. Il n’y a quasiment qu’en Bretagne où les apiculteurs sont structurés syndicalement. Grosso modo, c’est tout. En agriculture élevage classique, je crois que les aides représentent à peu près 50% du CA (Chiffre d’affaires) des agriculteurs, et 100% de leur revenu. Si vous leur enlevez la PAC, c’est fini, ils ne tiennent pas. Les céréaliers, c’est encore pire, ce sont des nababs. Ils touchent des millions.
Il y a des tentatives pour verdir un peu la PAC, mais ces lobbys sont tellement puissants… Les apiculteurs, nous nous sommes battus 25 ans pour interdire les néonicotinoïdes. On y était arrivé, au moins globalement. Puis, on a eu ce retour sur la betterave. C’est le lobby de la betterave qui a pesé. Du coup, ils ont délivré des dérogations pour le maïs, pour tout, et c’est reparti.
Il y a des tentatives pour verdir un peu la PAC, mais ces lobbys sont tellement puissants…
L’interprofession
J’ai des collègues qui ont tout perdu sur le continent. Il y en a beaucoup qui ont abandonné. L’hiver 2017/2018 est resté dans les annales de l’apiculture. En Bretagne, le tiers des abeilles sont mortes. Il y a 60 000 ruches répertoriées en Bretagne et en l’espace d’un hiver il y en a 20 000 qui sont mortes.
Le gouvernement a dit qu’il allait dégager X millions pour l’apiculture, mais tout l’argent est parti dans une interprofession. L’État voulait que les apiculteurs se structurent. Dans cette interprofession, ils ont voulu mettre tous les acteurs de la filière, y compris donc les gros négociants. Y compris les syndicats agricoles, c’est-à-dire la FNSEA. Et les distributeurs, c’est-à-dire, Auchan, Leclerc, etc. Et comme ces gens-là sont beaucoup plus futés et organisés que nous, nous avons monté l’interprofession, mais elle est sous influence de la FNSEA, des négociants et de la grande distribution.
Les syndicats d’apiculteurs, on est peanuts dedans². Donc, avec l’interprofession de l’apiculture et des métiers du miel, il n’y a quasiment aucun levier de pouvoir. Tout l’argent est venu pour financer des bureaux luxueux pour que ces gens là puissent se réunir. Leur première décision fut de mettre une taxe sur les pots de miel pour financer l’interprofession.
Donc, avec l’interprofession de l’apiculture et des métiers du miel, il n’y a quasiment aucun levier de pouvoir.
Les agriculteurs sont écrasés par les rouages du système
Cela dit, les agriculteurs, beaucoup ont la tête sous l’eau. Je ne peux pas leur reprocher : ils sont écrasés par les emprunts et les rouages du système. Quand j’ai fait ma formation d’agriculteur, on était mélangé avec d’autres agriculteurs classiques (élevage, etc.). On leur disait : “c’est très simple, ne vous préoccupez pas de la vente, la coopérative de négociants s’occupe de tout. Vous, vous êtes là pour produire”. C’est une forme de servage. Tout de suite, ils sont pris en main : ils ont les CER (Centre de Gestion pour la Comptabilité), les banques, les coopératives pour les semences, le matériel, etc. Ils ont des techniciens agricoles qui débarquent.
Et comme ça, j’ai vu un jeune couple de 26 ans qui s’installait pour une reprise de porcherie et venait de signer pour 3 millions d’euros d’emprunt, à 26 ans, sur un secteur en crise, le secteur du porc. Après, c’est fini, ils ne peuvent pas se remettre en question et dire : “je change tout”. Là où je deviens dur, c’est que ça fait quand même 50 ans qu’ils le savent. Quand je vois un jeune de 25 ans s’installer en intensif, j’ai du mal. Il a des exemples en bio, en termes d’image, en gagnant mieux leur vie et en ayant plus de temps libre.
Je garde espoir qu’à Belle-Île, les changements de générations feront avancer les choses. Mais je ne sais pas dans quel état seront les abeilles quand les choses changeront.
Au bout de 16 ans d’apiculture, l’optimisme, en matière d’écologie, je ne l’ai plus depuis longtemps. On est usé par les promesses. Il y a une prise de conscience citoyenne, mais c’est très, très long. Je garde espoir qu’à Belle-Île, les changements de générations feront avancer les choses. Mais je ne sais pas dans quel état seront les abeilles quand les choses changeront.
Richard Laurance
Apiculteur
www.richardlaurance.com
LIRE AUSSI : SOUVENIRS DE VACANCES À BELLE-ÎLE-EN-MER
NOTES
1. Voir sur ce sujet l’infographie du Monde “En cartes : comment a évolué l’utilisation de pesticides dans les communes françaises depuis 2017 ?” : www.lemonde.fr/les-decodeurs/
Extrait : “En 2020, pas de baisse globale par rapport à 2008… Après douze ans et deux révisions du plan Ecophyto, le nombre total d’hectares traités par des produits phytosanitaires reste 10 % plus élevé qu’en 2008, et aucune dynamique de diminution n’a été enclenchée. Les plans Ecophyto ont, au total, coûté 700 millions d’euros”.
2. Voir sur ce sujet la Tribune du Monde : www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/15/cultures-melliferes-et-pollinisateurs-ecoutons-la-sagesse-du-terrain
Et surtout les réactions qu’elle a suscitées (voir en commentaires de l’article) ou, entre autres, la réaction de l’UNAF (l’Union Nationale de l’Apiculture Française) : www.unaf-apiculture.info/actualites/les-organisations-apicoles-repondent-a-la-fnsea-via-une-contre-tribune-et-se.html